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AUDEMARS PIGUET: Les défis d’une entreprise familiale vaudoise

Fondée en 1875, la manufacture Audemars Piguet a écrit certains des plus beaux chapitres de la Haute Horlogerie. Active depuis huit générations, basée à la vallée de Joux, au Brassus, cette entreprise familiale est l’une des rares à maintenir son indépendance face aux grands acteurs du marché du luxe.


Fondée en 1875, la manufacture Audemars Piguet a écrit certains des plus beaux chapitres de la Haute Horlogerie. Active depuis huit générations, basée à la vallée de Joux, au Brassus, cette entreprise familiale est l’une des rares à maintenir son indépendance face aux grands acteurs du marché du luxe. Olivier Audemars, vice-président du conseil d’administration, arrière-petit-fils du cofondateur Auguste Piguet comme son nom ne l’indique pas, était l’invité de la conférence d’automne d’ERL l’an dernier. Il a captivé une salle comble en relatant de quelle manière l’entreprise est parvenue non seulement à se maintenir mais aussi à embellir face aux nombreux défis qu’a dû et doit encore affronter l’horlogerie helvétique.

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« Personne ne peut dire si les nouvelles générations vont continuer à vouloir porter des objets mécaniques, consent Olivier Audemars, vice-président du conseil d’administration depuis 1997. Mais en tant qu’entreprise familiale nous avons une mémoire historique riche d’un certain nombre d’enseignements. »

Flash back. Ce n’est pas par hasard, mais par la conjugaison de plusieurs facteurs, que la vallée de Joux est devenue le coeur de l’horlogerie dite compliquée. Depuis la nuit des temps, ses habitants, très indépendants d’esprit, avaient appris à extraire le fer des cailloux à l’aspect rouillé qu’ils trouvaient dans la région. Avec ce métal, ils se mirent à fabriquer de très petits objets, de plus en plus compliqués, car ils en avaient le temps, bloqués par la neige durant les longs mois d’hiver. Puis les Huguenots chassés de France trouvèrent ici une population dotée d’un savoir-faire ne demandant qu’à être mis à contribution pour développer des réalisations de plus en plus compliquées permettant à chacun de vivre librement dans cette région. C’est ainsi que naquit l’horlogerie à la vallée de Joux, rapidement réputée dans le monde entier, avec en 1875 la fondation de la maison Audemars Piguet. Son avenir allait s’avérer loin d’être un long fleuve tranquille.

Premier coup dur : la grande dépression de 1929. L’agent américain de la marque vaudoise fait faillite : or il se vendait à l’époque plus de la moitié de la production aux États-Unis. L’entreprise est à deux doigts de mettre la clé sous la porte. Elle tient bon, et en tire comme enseignement de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, à la différence par exemple de ses concurrents qui se sont précipités corps et biens sur le marché chinois.

La manufacture passe ensuite tant bien que mal le cap de la Seconde Guerre mondiale. Puis elle connaît une croissance quasi ininterrompue au cours des années qu’on appellera les Trente Glorieuses. Cela dure jusqu’au milieu des années septante, lorsque déboulent les mouvements à quartz. Moins chères, plus précises, permettant de faire plein de choses impossibles à obtenir avec des montres mécaniques, ces montres électroniques rendent d’un coup obsolète la technologie mécanique, dès lors vouée à disparaître. On sait que cela n’a pas été le cas, mais de 85 millions de pièces exportées avant l’arrivée des montres à quartz, aujourd’hui encore l’horlogerie suisse en est à peine à plus d’un quart. Des dizaines d’entreprises ont fermé, de nombreux emplois ont été perdus. La branche a dû et su se réinventer, innover et valoriser la complexité et la beauté de l’objet mécanique réalisé par un expert.

Audemars Piguet se réjouit d’avoir fait davantage que la valorisation de son savoir déjà acquis. La manufacture a eu en effet l’audace de proposer au début des années septante une montre en acier dont le prix équivalait celui d’un garde-temps en or. La plupart de ses concurrents prédirent que cela provoquerait la fin de l’entreprise, car tous ne juraient que par les métaux précieux. Ce fut tout le contraire. Baptisé Royal Oak, ce modèle iconique avec sa lunette orthogonale et ses huit vis hexagonales connut un succès phénoménal. Il ouvrait l’ère où une montre mécanique de haute valeur pouvait être portée en faisant du sport et n’était plus un objet superbe mais fragile. Une tendance que la concurrence ne tarda pas à suivre, proposant elle aussi des montres en acier au boîtier suffisamment robuste pour protéger un mouvement mécanique par essence délicat.

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DES CHOIX AUDACIEUX

À peine le temps d’apprécier cette nouvelle période faste, que la marque s’est vue progressivement dans le risque d’être coupée du marché à la suite du rachat par de grands acteurs dans le domaine du luxe de nombreuses entreprises horlogères. Un processus qui est d’ailleurs toujours en cours. Les indépendants deviennent en effet de moins en moins nombreux. « Notre manière traditionnelle de fonctionner consistait à vendre nos montres à des agents qui les proposent aux détaillants, explique Olivier Audemars. À partir de 2000, nous avons commencé à racheter ces agents. Cela a été très coûteux, mais s’est finalement avéré être une opération intéressante. La structure du prix d’une montre est constituée d’un tiers représentant la fabrication, d’un tiers la marge brute du détaillant et d’une troisième tranche pour l’agent, qui représente la partie la plus rentable. Le rachat de nos agents a ainsi permis d’accroître de 40% notre chiffre d’affaires, lequel a pratiquement triplé en cinq ans. Nous sommes alors passés à l’étape suivante, consistant à ouvrir nos propres magasins tout en réduisant le nombre de nos points de vente. Il faut savoir qu’avec une production de 40 000 montres, il est plus intéressant d’avoir un nombre de points de vente réduit mais représentant bien notre collection. » En ouvrant ses propres magasins, Audemars Piguet met aussi en pratique un principe considéré comme essentiel en matière de commerce, à savoir d’offrir à la clientèle l’occasion de vivre une expérience, ici de reproduire l’esprit de la vallée de Joux où naissent ses montres.

Olivier Audemars rappelle qu’en tant qu’entreprise familiale indépendante d’un grand groupe, la marque raisonne en termes de générations davantage qu’en résultats trimestriels. « Je ne pense pas qu’un grand groupe aurait pris le risque d’une réduction de points de vente comme nous l’avons fait. Ce que nous cherchons, c’est d’investir sur le long terme, sans l’obsession d’un retour immédiat. Cela nous conduit parfois à des choix qui peuvent sembler irrationnels, mais comme nous avons toujours notre partenaire à convaincre, nous évitons d’agir sur un coup de tête. » Et d’ajouter : « Il s’agit d’être clair sur la raison d’être de l’entreprise, d’éviter de faire des choses qui paraissent intéressantes à court terme mais qui pourraient avoir des conséquences désastreuses à long terme. »

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EN AMONT DE L’AIR DU TEMPS

Reste à savoir dans quelle mesure les belles montres mécaniques intéresseront encore les générations futures. Olivier Audemars est confiant, à l’heure où nous sommes envahis d’objets dont nous ne comprenons rien à leur fabrication et qui deviennent souvent obsolètes à peine mis sur le marché. « Nous avons travaillé à comprendre comment fonctionnent les ados, indique-t-il. Il y a un besoin d’objets qui provoquent de l’émotion. Cela a probablement influencé notre communication. Toujours est-il que nous observons un rajeunissement de l’âge moyen de notre clientèle. » Il demeure que la marque a quelque peu modifié ses axes de communication à partir de 2013. Au-delà des valeurs d’origine, elle mise, en plus du sport, sur l’art contemporain, parce que « les artistes ont une façon différente de penser et qu’en travaillant avec eux on peut faire évoluer l’entreprise presque en amont de l’air du temps ». Et de rappeler qu’en fin de compte on n’a autant besoin d’un garde-temps de haute technologie que de l’oeuvre d’un artiste ou d’un artisan.

Ultime défi : celui de convaincre les jeunes de s’engager dans la profession. L’évolution technologique de certaines marques a pour conséquence que l’horlogerie a besoin d’horlogers dits « complets ». Cela déçoit certains fraîchement diplômés qui se retrouvent comme opérateurs sur une ligne de fabrication. Audemars Piguet se fait fort d’y remédier en offrant un environnement professionnel intégrant ses collaborateurs dans le sentiment de réaliser ensemble de belles choses.